Introduction : au-delà de la rationalité managériale

Depuis plusieurs décennies, la pensée managériale contemporaine, largement influencée par les modèles nord-américains, repose sur une conviction apparemment inébranlable : l’entreprise serait rationnelle, organisée autour d’objectifs clairs, de procédures maîtrisées et de stratégies optimisées. Cette vision technocratique fait de l’organisation un espace supposément neutre, où l’efficacité et la performance primeraient sur toute autre considération.

Mais l’expérience quotidienne des salariés, des managers ou même des dirigeants nous montre une réalité tout autre. Derrière les chiffres et les organigrammes se cachent des désirs, des angoisses, des conflits, des ambitions parfois contradictoires, des inconscients. Autrement dit : l’humain.

L’entreprise n’est donc pas rationnelle ; elle est pseudo-rationnelle.

C’est précisément dans cet écart entre le discours rationnel et la réalité humaine que la psychanalyse peut apporter un éclairage précieux.

1. L’illusion de la rationalité en entreprise

1.1 Le mythe de l’hyper-rationalisation

On entend souvent que nous vivons une « guerre économique ».

La métaphore guerrière, omniprésente, pousse les entreprises à l’hyper-rationalisation : tout doit être mesuré, optimisé, contrôlé.

Mais cette logique masque une contradiction fondamentale : si tout était réellement rationnel, aurions-nous besoin d’autant de marketing et de publicité pour créer artificiellement des désirs et écouler des produits dont une grande partie, selon certaines études, est superflue ?

L’économie moderne vit de paradoxes : on fabrique des objets qui accélèrent le dérèglement climatique, des vêtements qui ne durent qu’une saison, des technologies vite obsolètes… Tout cela témoigne que l’entreprise ne poursuit pas seulement une logique rationnelle de réponse aux besoins, mais bien une dynamique plus complexe, faite de désirs collectifs, d’angoisses, de rivalités, et parfois de pulsions destructrices.

1.2 Le travail réduit à un facteur de production

Dans cette perspective rationalisante, le travail est souvent réduit à une punition nécessaire ou à un coût de production. Les collaborateurs deviennent des « ressources humaines », interchangeables et évaluées à l’aune de leur productivité. Cette conception appauvrit radicalement ce que peut être l’expérience du travail.

2. Freud : amour et travail comme piliers du bonheur

Freud écrivait que le bonheur humain repose sur deux piliers : l’amour et le travail.

  • L’amour, entendu au sens large, ne se limite pas aux relations conjugales ou familiales ; il inclut l’intensification des liens sociaux, l’amitié, la solidarité.
  • Le travail, quant à lui, ne doit pas être pensé comme une punition, mais comme une activité créatrice qui donne intensité et sens à la vie.

2.1 Le travail comme confrontation au réel

Travailler, c’est se confronter chaque jour au réel, à la contingence, à l’imprévu. C’est mobiliser son inventivité et sa vitalité pour trouver des solutions, souvent avec d’autres. Cette dimension créative et collaborative du travail le rend profondément stimulant — à condition de ne pas l’appauvrir par une organisation déshumanisante.

2.2 Le travail comme apprentissage de l’altérité

Un élément essentiel réside dans le fait que nous ne choisissons pas toujours nos collègues, nos partenaires ou nos clients. Le travail nous oblige donc à composer avec des personnalités différentes, des avis divergents, des motivations parfois antagonistes. C’est là un lieu privilégié d’apprentissage de l’altérité, qui dépasse les cercles familiaux ou amicaux.

3. La contribution spécifique de la psychanalyse

La psychanalyse, par son attention à l’inconscient et à la complexité des motivations humaines, apporte une perspective singulière dans l’univers de l’entreprise.

3.1 Comprendre les motivations profondes

Au-delà des discours rationnels, la psychanalyse aide à mettre au jour ce qui anime réellement les individus : désirs de reconnaissance, peurs de l’échec, répétitions liées à l’histoire familiale, etc. Ces dynamiques inconscientes influencent directement la manière de travailler, de collaborer et de diriger.

3.2 Décrypter la dynamique des groupes

L’entreprise n’est pas seulement une somme d’individus : c’est aussi un ensemble de groupes humains, traversés par des rivalités, des alliances, des projections. La psychanalyse des groupes, développée notamment par Wilfred Bion, a montré combien ces dynamiques inconscientes pouvaient peser sur la coopération, l’innovation ou la capacité d’un collectif à affronter la réalité.

3.3 Reconnaître la fragilité et l’ambivalence

Contrairement à la vision mécaniste de certains modèles de management, la psychanalyse nous rappelle que la psyché humaine est fragile, ambivalente, traversée de contradictions. Cette complexité n’est pas un défaut : elle est le moteur même de la créativité et de la vitalité au travail.

4. Les risques d’une gestion purement rationnelle

4.1 Quand l’humain devient un chiffre

Réduire les collaborateurs à des indicateurs de performance, c’est méconnaître leur singularité et leur histoire. Cette approche conduit à une démotivation profonde, à un sentiment de déshumanisation et, parfois, à des pathologies liées au travail (burn-out…).

4.2 Le travail abîmé

En considérant les salariés comme de simples facteurs de production, la pensée managériale contemporaine a contribué à abîmer la valeur du travail. Celui-ci n’est plus perçu comme une activité signifiante et vivante, mais comme une contrainte à subir.

5. Vers un management inspiré par la psychanalyse

5.1 Replacer l’humain au centre

La psychanalyse ne propose pas un modèle de gestion clé en main. Elle invite plutôt à une attitude, à un regard différent sur les collaborateurs : les considérer comme des sujets singuliers, porteurs de désirs, d’histoires, de fragilités, et non comme de simples variables d’ajustement.

5.2 Favoriser les conditions de l’épanouissement

L’expérience montre que, placés dans de mauvaises conditions, les êtres humains peuvent révéler le pire d’eux-mêmes. Mais dans des environnements favorables — pays en paix, entreprises démocratiques, management respectueux —, ces mêmes personnes peuvent donner le meilleur. Le rôle d’une organisation est donc de créer les conditions où chacun peut déployer sa vitalité et sa créativité.

5.3 L’entreprise comme école du vivre-ensemble

Dans une société marquée par la fragmentation et la montée des replis identitaires, le travail demeure l’un des rares lieux où des individus de milieux, de cultures et de sensibilités différentes doivent collaborer. L’entreprise devient ainsi, malgré elle, une école du vivre-ensemble démocratique.

Conclusion : repenser l’entreprise par la psychanalyse

L’entreprise n’est pas rationnelle. Elle est traversée de désirs, de peurs, d’histoires singulières. Vouloir la gouverner uniquement par des chiffres et des procédures revient à nier ce qui en fait la substance : l’humain.

La psychanalyse ne remplace pas les outils de gestion, mais elle offre une grille de lecture indispensable pour comprendre les motivations profondes, les dynamiques de groupe et les fragilités psychiques. Elle rappelle que le travail peut être autre chose qu’une contrainte : il peut être un lieu de vitalité, d’altérité et de création.

Dans nos sociétés contemporaines, où le lien social s’effrite, il est urgent de redonner au travail sa dimension humaine. Car c’est peut-être là que se joue encore une part essentielle de notre capacité à vivre ensemble.